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Ta lignée

Emmanuelle Quiviger

Mention Honorable


Tu as 19 ans. Ta belle tête est lourde à porter. Je sais même qu’il y a des jours où tu aimerais mieux ne pas exister que de devoir composer avec son intensité. Ton cœur est immense, mais il est aussi trop étroit pour contenir la vague trouble qui parfois te submerge et inonde, en une seule bouffée, tout ce que tu connais et qui te rassure.


Laisse-moi te raconter ta naissance. Je l’ai fait mille fois déjà, mais je n’ai jamais eu l’occasion de mettre les bons mots (s’il y en a) sur la peur immense, le courage perdu, la solitude et la noirceur, le temps flou et nauséeux, les minutes qui s’égrènent dans un espace qui ignore les lois de la physique, la lumière qui revient après la nuit, la force qui jaillit de la terre jusqu’au ventre, cette incroyable victoire sur des limites à peine reconnues puis dépassées, cette rage au corps qui hurle et grogne et pousse, cette sensation de savoir exactement comment faire quelque chose qu’on n’a jamais fait, cet instinct brutal et magnifique qui accomplit ce qu’encore aujourd’hui je considère impossible, ton papa qui pleure de l’infinité dévoilée, ta peau si douce sur mon ventre maintenant spongieux, ton odeur aigre-douce, ta voix déployée qui saura exactement comment demander et recevoir.


Ta lignée m’a secrètement soutenue le jour de ta naissance. Je ne l’avais pas invitée. Elle s’est glissée dans ce sommeil éveillé où respirer pendant la tempête intermittente et somnoler en l’attendant demeurait la seule option possible.


Je m’étais bien préparée. Valise bouclée à 35 semaines (on ne sait jamais), budget serré approuvé par notre conseil composé de deux membres, prénom aux lèvres, chambre peinte, amis excités, grands-parents prêts à traverser le pays. Malgré la tendance populaire et l’incompréhension généralisée de la part de mes collègues éduqués, j’allais rester à la maison avec toi, travailler en dilettante et consacrer mon cœur à tes premières années.


J’avais lu des livres marquants, j’attendais la vague, je connaissais ma résilience devant les épreuves physiques et j’entrevoyais ta naissance comme la montée du Mont Albert. Difficile mais faisable, un pas à la fois.


Après la date prévue, les jours me semblaient des semaines. Ma routine devenait un temps emprunté que je ne souhaitais plus traverser. Quelques longueurs dans une piscine où le sauveteur s‘inquiétait un peu plus chaque matin de me voir arriver, des petites crampes me rappelant qu’il y avait belle lurette que je n’avais pas acheté de serviettes sanitaires, une digestion enfin rapide après tant de mois de stratégies, un bouchon muqueux qui ressemblait à la fin d’une mauvaise grippe, un concert entre amis où je répondais mille fois que ma date était il y a 5 jours…


Puis un matin pluvieux et frais (Dieu que j'aime l'automne), petites crampes toute la journée, aux heures, aux demi-heures, aux 10 minutes. Plusieurs bains chronomètre-à-la-main, colossale épicerie, dîner avec ton papa près du travail où nous constatons que son dernier chèque ne couvrira pas autant de semaines que prévu. Un nouveau professeur accueille les élèves qui sonnent à ma porte: au revoir, je pars accoucher, j'ai des contractions aux 10 minutes depuis plus de deux heures."


Mon médecin, cette sage et surprenante femme, m’avait quand même proposé de faire un tour à la clinique avant de me rendre à l’hôpital, juste pour vérifier si le travail était suffisamment entamé. Première gifle : rien. Un grand col long et robuste, à mon image. Peut-être un peu d’effacement (pour m’encourager, je crois). Il est 18 heures et dans un trafic dense je ramène à la maison, non sans une certaine honte, mon effervescence maintenant aplatie.


Je ne sais pas ce qui s’est passé. Allongée sur mon lit qui sent bon, un claquement est survenu. J’ai demandé à ton papa s’il l’avait entendu ou si c’était une sensation plutôt qu’un bruit. À ce jour, je n’ai toujours pas compris ce que c’était. Mais la tempête a dès lors déferlé. Vagues décuplées, mon corps se vide à chaque crescendo. Le souper n’aura pas lieu, les heures commencent à accélérer, comment quitterai-je la maison? Je devais retourner voir mon médecin, qui visiblement dort dans sa clinique. Mais j’ai si froid et j’ai si peur, partons plutôt à l’hôpital.


Entrée sinistre par derrière, à minuit, chaise roulante qui n’a rien à voir avec ma condition mais tout à voir avec ce sentiment d’handicap qui m’accable. Ce sentiment culminera au premier examen. Deuxième gifle : 1 cm, une petite phase de latence, on vous garde parce que vous retardez. Les contractions sont très espacées. Aux 6 minutes, c’est pas avec ça qu’on accouche! Rien ne sonne bien dans ces phrases. Personne ne semble croire qu’aux 6 minutes, mon corps se fend et que je ne sais pas quoi faire avec le bas de mon ventre. Puis, pour m’achever, une jaquette bleue qui sent le vide, un lit pour papa parce que la naissance aura lieu dans un jour ou deux, il a besoin de dormir. Et vous aussi d’ailleurs, couchez-vous!


Me coucher, insupportable. Marcher, impossible : mes fidèles jambes ne me portent plus et j’ai l’étrange sensation que les contractions se rendent aux genoux. L’infirmière me croise au gré d’une prise de pression artérielle : My God, ça a l’air dur. Qu’est-ce que ça va être demain? Ton papa ronfle, il fait noir et il me tourne le dos. Je suis seule, je ne suis pas vraiment en train d’accoucher. Juste une latence. J’ai tellement peur. Je me couche sur le côté, c’est-ce qu’on dit de faire dans les livres. Mais quand la vague me submerge, je ne sais plus quoi faire, je me redresse, pleure, respire, pousse avec mes bras sur le bord du lit pour soulager la pression du bas qui me donne l’impression d’un ballon de fête rempli d’eau sur lequel il est dangereux de s’appuyer.


Mon plan de match est à l’eau. Je n’y arriverai pas, j’ai perdu le concours de celle-qui-sait. Finalement, je ne sais rien. Je n’ai jamais surmonté de défis. Je n’ai pas vraiment de force intérieure. Je devrai capituler et m’engourdir, comme tout le monde.


Je ne sais pas si c’est ma migration vers la chaise berçante, mais c’est alors que ta lignée m’est apparue. Ta mamie, partie chercher il y a 35 ans ton grand-papa dans un lieu et un espace impossibles, croyant mordicus malgré vents et marées que c’était le bon. Ton arrière- grand-mère, l’une des seules femmes de sa génération à poursuivre son ambition et à travailler dans un milieu d’hommes, utilisant malgré les sermons du curé une méthode de contraception basée sur le cycle menstruel. Ton arrière-arrière-grand-mère, la fugueuse de Charlevoix qui, aidée d’une tante et de son propre père, a échappé aux griffes d’une marâtre. Une lignée de femmes de cœur, de volcans, de têtes-de-cochon. Elles étaient là devant moi. Il ne faisait plus noir autour de la chaise berçante. J’ai réveillé ton papa, je lui ai demandé de m’aider à aller plus loin.


À l’époque, il fallait demander de cohabiter avec son bébé dans la chambre de séjour. Il fallait spécifier de ne pas donner le biberon, qui était offert d’emblée par défaut. Il fallait aussi attendre 4 cm de dilatation pour recevoir la péridurale. Je ne voulais pas la péridurale, mais j’allais probablement capituler. J’ai demandé à ce qu’on m’aide à me rendre à 4 cm. Mon seul objectif, mille fois moins grand que celui de départ. Va pour un bain, d’accord. Ton papa enfin éveillé, beau, yeux clairs et main chaude, en synchronie avec les vagues du dehors et du dedans. Lumière jaune, fini le sombre et le lugubre, la salle de bain est rayonnante et l’eau opère son miracle. Je dors ou je suis éveillée? Combien de contractions? Combien d’heures? On nous a oubliés, je crois.


Tout à coup, une forte envie de me lever. Je dois aller sur la toilette. Non, rien, mais je ne peux plus retourner dans l’eau. Mes jambes, fidèles alliées, me portent à nouveau. J’entre dans la chambre. Une nouvelle infirmière (Dieu merci) me sourit. Elle refait mon lit, le matin est levé. Un peu plus et ça sentirait le café frais. Elle a l’air d’une grand-maman bienveillante.

-Je sens que ça pousse.

Elle me regarde gentiment.

-Ah, ben non, vous étiez à 2 cm tout à l’heure. Et vous n’auriez pas ces petites joues roses et un beau sourire si vous étiez rendue là. Venez, on va faire un peu de monitoring.

Non! La bonne élève a quitté. Pas de moniteur, je veux pousser. Regardez si vous voulez.

Je vais m’asseoir sur ce lit et vous allez voir que je sais exactement ce qui est en train de se passer. Vous avez accompagné 1000 accouchements. Celui-ci est le mien. Je n’ai jamais fait ça de ma vie, mais je sais ce que je fais.

-J’aimerais qu’on m’examine. Ça pousse.

Elle capitule doucement, pour me faire plaisir. D’accord pour l’examen. Elle enfile un gant et tâte. Son visage change, elle s’empourpre. Elle tremble et saisit le téléphone de sa main non gantée.

-La tête est là, nous n’aurons pas le temps de chercher le médecin!


Ça n’a pas l’air de lui faire plaisir. Moi, oui. Claquements d’ustensiles, une autre infirmière à la rescousse. Je n’ai jamais été aussi calme de ma vie. Ton papa est là, il pleure, il ne sait pas où se placer les pieds, trop de gens et trop de tables. Heureusement, nous avons nos regards. Il me parle en langage des signes : Je t’aime! Tu es belle!


Je ne me souviens plus d’aucune contraction à partir de ce moment-là. Je suis au sommet de mon Mont Albert. La poussée va toute seule, je crois, dans une surprenante absence de douleur. Je contemple le paysage. J’ai dû crier ou grogner, parce que le lendemain j’aurai mal à la gorge. Ton papa pleure, un résident parachuté m’encourage, nerveux. J’ai presqu’envie de le rassurer.


Ça brûle, j’arrête, je sais quoi faire, pas besoin de me le dire. On me dit qu’on voit la tête, je n’en doute pas. Puis un passage infini, un long corps glisse hors de moi, tout chaud et mouillé, ton odeur inonde la chambre en même temps que ta voix vigoureuse. Comme mon médecin est arrivée finalement, elle veille à ce que ce soit ton papa qui te reçoive. Il te tient au-dessus de mon ventre comme Simba présenté au peuple de la savane.

Puis papa, c’est une fille ou un garçon? Notre médecin est aussi calme que moi.

Ton papa pleure et te tient partout avec ses grandes mains, il ne voit rien.

-Je ne sais pas!


Il coupera ce cordon qui te relie à moi. Tu n’es officiellement plus moi, tu es toi. Chaleur de petit poussin jaune qui émet des sons de paille. Ton papa pleure sans arrêt. Tu es née, je suis née, nous sommes nées et notre lignée n’aura jamais été aussi forte et riche. Nous nous faisons honneur.


Mon cœur, je ne sais pas encore si tu auras cette chance inouïe de croiser ta limite, de perdre ton courage, de chercher dans la plus simple solitude un fil auquel t’accrocher. Je ne sais pas non plus si tu feras de moi une mamie. Mais sache que ta lignée est déjà tout ordonnée en toi et tu pourras faire appel à elle. Je te promets qu’elles y seront, ces femmes fières et fortes, remplies de doutes et d’anomalies, capables de virer la terre à l’envers pour obtenir ce qu’elles croient juste et vrai. Tu ajouteras au haut de la liste celle qui t’a aimée depuis toujours, celle qui a attendu ta venue comme on attend la première gorgée d’eau à la sortie d’un désert. Et avec ton courage ranimé et ta limite repoussée, tu creuseras ta route de lumière, celle qui te revient à part entière et qui rendra ce monde plus beau.


Au sujet d'Emmanuelle

Emmanuelle Quiviger est mère de quatre enfants incroyables. Il s'agit là de son métier le plus important. Elle a également obtenu une maîtrise en interprétation de la flûte traversière à l'Université de Montréal, en 2000. Au lieu de travailler à la conception ou à l'adoption de son cinquième enfant, elle est devenue accompagnante à la naissance en 2012. Elle est depuis trois ans coordonnatrice aux accompagnements chez Alternative Naissance, organisme communautaire montréalais qui soutient les nouvelles et futures familles.


Un cercle de partage en anglais (virtual Birth Sharing Circle 2021) aura lieu sur Zoom le

30 octobre à 14 heures. (EST). Les gagnant.e.s anglophones du concours y seront afin de partager leur expérience de naissance et d'écriture. C'est un événement unique et touchant. Billets offerts sur Eventbrite .


D'autres histoires de naissance en anglais sont publiées sur notre site web, ici. Il y a aussi les histoires des gagnant.e.s du concours de 2020 et 2019.




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